Les «situationships», ces fausses relations qui changent les règles
X et Y se rencontrent. X et Y se plaisent, font des activités, ont des relations sexuelles, s’embrassent, se donnent de l’affection, communiquent et se voient sur une base régulière et prolongée. Sont-ils en couple? Au premier regard naïf, on se dit que oui, évidemment. Mais ce serait faire abstraction d’une nouvelle tendance qui accable bien des célibataires en ce début des années 20: les situationships.
Si vous n’avez pas encore entendu ce terme, c’est normal. Les situationships font partie de ces concepts qui nomment une tendance sociale émergente difficile à circonscrire, mais qui ont une très forte résonance auprès des gens qui l’ont vécue.
Une situationship a toutes les apparences d’une relation sérieuse, sans l’être. Il y a du sexe, de longues conversations les yeux dans les yeux, des soupers et des brunchs partagés, des marches au clair de lune, etc. Dans certains cas, la personne va même vous inclure dans son cercle d’amis et faire une place à votre brosse à dents dans sa salle de bain. Dans d’autres encore, elle ira jusqu’à l’exclusivité sexuelle. Mais ce n’est pas une vraie relation sérieuse et officielle, car «l’étiquette relation» est rejetée par une des deux parties.
La situationship se situe à mi-chemin entre les amis avec bénéfices (fuckfriends), dont les interactions reposent essentiellement sur un arrangement sexuel, et une relation sérieuse. Elle représente un entre-deux où l’affection et le romantisme viennent brouiller les frontières.
L’histoire de Valérie
La situationship de Valérie a commencé avec un match sur Tinder. Pendant deux semaines, dates romantiques incluses, Valérie vit un conte de fées. Puis, son prince charmant lui avoue ne plus s’imaginer en couple. Malgré cela, il continue de lui écrire et de l’appeler quatre fois par jour, pendant huit mois, le tout accompagné d’activités telles que des frenchs, des longues conversations, des soupers et des relations sexuelles.
«Je suis devenue une ressource», se désole-t-elle. «Il ne faisait que m’utiliser.»
Valérie avait un sentiment d’insécurité constant. Elle sentait qu’elle devait se battre sans relâche pour être digne de son attention, relate-t-elle. «Je me sentais tout le temps on the edge.»
En décrochant l’emploi de ses rêves, Valérie reprend confiance en elle, mais ne se sent pas encore 100% comblée. Quelque chose cloche. Constat: c’est lui. Son manque d’intérêt envers elle est devenu toxique. Lorsqu’elle lui demande pourquoi il est aussi distant, il «pète une coche».
«On a arrêté de parler. J’ai eu quelques rechutes après, mais comme ma psy m’a dit: il y a des portes qu’il faut fermer et barrer», s’amuse-t-elle.
Si une situationship est souhaitée par toutes les parties, on observe alors l’émergence d’un nouveau modèle relationnel consensuel dans nos sociétés.
Par contre, si on peut concevoir que deux personnes peuvent souhaiter avoir quelqu’un de manière stable dans leur vie tout en s’affranchissant des responsabilités liées au couple, il s’avère, selon les témoignages, que très souvent, la situationship n’est pas désirée par tout le monde… L’un.e a verbalisé son envie d’être en couple, l’autre a répondu ne pas le vouloir ou ne pas être prêt.e, tout en continuant quand même d’agir «comme si» ielles étaient en couple.
L’histoire de Julie
Julie a eu un vrai crush sur son match Tinder l’été dernier. La chimie était bonne et les tourtereaux ont fait une myriade d’activités ensemble pendant un mois. Comme dirait Jay Du Temple, il y a éventuellement eu «des rapprochements» intimes lors d’un week-end de camping. Julie commence alors à entrevoir une relation sérieuse, sans que rien soit défini officiellement entre eux.
Puis, la nouvelle tombe: son chéri obtient un contrat de travail de six mois dans une région éloignée.
Julie se fait dire qu’elle n’est plus une priorité, et elle accepte la situation. Un flou relationnel s’installe alors, à distance. Mais ça ne fonctionne pas. Il finit par lui dire qu’il ne veut plus continuer.
«J’étais déçue, car je trouvais qu’on avait un bon rythme. Il n’y avait aucun indice que ça allait arrêter.»
Un déséquilibre de pouvoir qui met à risque
Quand elle n’est pas désirée par les deux personnes, la situationship créerait une relation où les besoins affectifs et sexuels de l’une sont comblés, tandis que les besoins d’engagement et de sécurité de l’autre ne le sont pas. Elle serait ainsi très souvent basée sur un rapport gagnant-perdant.
Pour la personne perdante, non seulement ses besoins ne sont pas comblés, mais il y a aussi un risque: celui d’être manipulée. La confusion qui découle du paradoxe créé par l’être aimé, qui agit comme si vous étiez ensemble tout en vous disant que vous ne l’êtes pas, peut précariser la santé mentale de la personne qui aime. Et si la personne gagnante a des tendances abusives, elle peut utiliser l’engagement comme une carotte au bout d’un bâton pour essayer de conditionner le comportement de l’autre.
La psychologue Joane Turgeon, spécialiste de la violence conjugale, estime qu’on peut associer cette manière d’utiliser le refus d’une étiquette à la manipulation qu’utilisent parfois les partenaires abusif.ive.s qui vont menacer sans cesse l’autre de s’en aller. Ces personnes placent leurs partenaires dans une précarité relationnelle pour mieux les contrôler.
Les situationships rappellent d’ailleurs à la psychologue le courant de l’amour libre des années 1970, qui n’a jamais donné des relations égalitaires.
Selon Mme Turgeon, si une personne s’engage envers une autre avec des actions, et que cette «autre» développe des sentiments, alors la personne devrait arrêter d’entretenir cette dynamique si elle ne veut pas d’engagement. «C’est la chose responsable à faire», dit-elle.
La situationship risque aussi de rendre la partie perdante confuse quant à la moralité de ses propres actions, car même son statut de célibataire devient trouble. Doit-elle s’en aller ou attendre après l’autre? Être fidèle sexuellement ou pas? Désactiver son profil sur les applications ou continuer à faire des rencontres?
L’histoire d’Amélie
Amélie a renoué avec son amour d’adolescence alors qu’elle était en couple.Au départ, elle a refusé de quitter son ex-conjoint.Les amants ont convenu de ne pas se définir, mais Amélie a éventuellement jugé que son couple ne marchait plus et s’est séparée. Elle s’est alors tournée vers son amant, mais celui-ci ne voulait pas être en couple.
D’après Amélie, le plus difficile à vivre était de ne pas pouvoir définir ce qu’ils vivaient.
«J’étais allée voir un spectacle d’humour et l’humoriste a dit: “Les gens célibataires, applaudissez!” Je ne savais pas quoi faire.»
C’est finalement après que son amant a eu un accident grave qui aurait pu lui coûter la vie qu’ils ont décidé de se mettre officiellement ensemble. «Ça nous a donné une claque, et on s’est dit: “On attend quoi?”»
Ils sont maintenant conjoints et nouvellement parents.
Trois scénarios, une conclusion
Quand une personne se retrouve dans une situationship, trois avenues possibles l’attendent: la fausse relation peut aboutir à une vraie relation; la fausse relation peut se terminer sans jamais s’être concrétisée; la fausse relation peut perdurer des mois, voire des années, après l’aveu des sentiments d’une des deux personnes impliquées. Et c’est sûrement cette dernière option qui s’avère la plus dommageable pour l’estime et l’énergie mentale de la partie perdante.
Et même dans un cas où les deux personnes ont dit au départ ne pas vouloir mettre d’étiquette sur la relation, «il faut faire un suivi des émotions», préconise Joane Turgeon.
Des fois, c’est comme si on n’avait pas le droit de développer des sentiments envers quelqu’un qu’on côtoie régulièrement, alors que c’est quelque chose de normal. La nature humaine, c’est de s’attacher…
Joane Turgeon, psychologue
Les années 20 n’ont probablement pas inventé la situationship, mais le phénomène semble avoir pris de l’ampleur au cours des dernières années, probablement alimenté par l’utilisation généralisée des applications de rencontres. Parce que celles-ci diminuent le coût d’investissement initial pour rencontrer de nouvelles personnes, elles peuvent encourager leurs utilisateur.trice.s à «garder leurs options ouvertes».
C’est d’ailleurs ce que croit Valérie. Selon elle, Tinder a changé les modèles amoureux et la «règle des trois dates» est chose du passé. Bye, bye Cendrillon.
Les gens ne comprennent pas la phase de fréquentation où tu ne sais pas où tu t’en vas. Ils sont habitués qu’après trois dates, c’est canné. Mais là, il y a trop d’options.
Valérie
Une situationship est-elle forcément toxique? Pas toujours. Mais si une des personnes se sent toujours confuse, exténuée mentalement, ou qu’elle sent qu’elle doit constamment convaincre l’autre de sa valeur… il est temps d’envisager de mettre un terme à la fausse relation et d’aller en chercher une autre, une vraie, quelque part ailleurs.
«Si la discussion a déjà lieu, va-t’en. Dump his ass. Si la personne n’est pas capable de voir tes qualités, ça ne vaut pas la peine», recommande en d’autres mots Valérie.
Avec la collaboration de Gabrielle Morin-Lefebvre