Le discours dominant au Québec veut que la langue française soit menacée voire en voie de disparition dans la province. Cette idée est mise de l’avant dans de nombreuses études sur le déclin du français. Or les 280 000 allophones francisés sont-ils pris en compte dans les études sur le déclin du français? Voici une analyse de Calvin Veltman, Professeur titulaire (retraité), ÉSG-UQAM, sociolinguiste à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
ANALYSE – Le paradigme dominant au Québec veut que le français soit en voie de disparition. C’est ce que stipule le statisticien Charles Castonguay, dans son essai «Le français en chute libre». Même le premier ministre François Legault a affirmé que le Québec pourrait devenir la Louisiane s’il n’obtenait pas tous les pouvoirs d’Ottawa en matière d’immigration.
De multiples études prévisionnelles du démographe Marc Termote, notamment celle-ci, ainsi que celles de René Houle et de Jean-Pierre Corbeil semblent aussi renforcer cette perspective.
Or, toutes ces études reposent sur des principes méthodologiques qui, sur le plan sociolinguistique, sont intenables. Ainsi, la division des réponses multiples, telle la déclaration d’une langue maternelle ou d’une langue d’usage comme l’arabe et le français, pro rata entre les deux groupes, faussent les chiffres, tout comme le refus de reconnaître la présence et la signification de langues secondes «régulièrement» parlées chez les allophones.
Dans cet article, je démontre que 280 000 allophones francisés ne sont pas pris en compte dans les études sur le déclin du français. Sociologue et sociolinguiste, j’ai publié de nombreuses études sur la mobilité linguistique aux États-Unis, au Québec et en Alsace.
Rectification des transferts linguistiques chez les allophones
Depuis 2001, le recensement canadien recueille la présence de langues «régulièrement» parlées à la maison. Pour pouvoir évaluer correctement le sens de déclarations multiples, voici mes règles de répartition sociolinguistiques:
1) Comme le vietnamien, l’arabe, le farsi ou toute autre langue allophone n’est pas appris dans une famille francophone ou anglophone, j’estime que toute personne qui déclare comme langue maternelle une langue allophone, en tout ou en partie, est impartie au groupe allophone.
2) Comme le bilinguisme allophone/langue d’accueil témoigne de l’intégration d’un répondant d’origine allophone dans le groupe francophone ou anglophone, toute personne qui déclare comme langue d’usage, un bilinguisme ou trilinguisme avec une langue allophone, est attribuée au groupe linguistique d’accueil.
3) Comme nul n’apprend ni maîtrise seul une nouvelle langue à la maison, le développement des habiletés langagières découle plutôt de la participation des allophones à la société d’accueil, ce qui permet éventuellement l’importation et l’implantation du français ou de l’anglais dans un milieu auparavant allophone. Ainsi, la pratique d’une langue d’accueil comme langue «régulièrement» parlée par une personne de langue principale allophone témoigne de son appartenance linguistique.
Les lecteurs dubitatifs sont invités à demander aux collègues allophones la signification d’une langue seconde parlée à la maison, dont la part du français s’élève à 75,0 % depuis 2001.
Un énorme fossé
Le tableau compare les résultats sociolinguistiques et démolinguistiques présentés par Charles Castonguay au comité permanent des langues officielles. Du nombre de personnes ayant choisi, par exemple, le français, on soustrait le nombre de francophones qui sont « devenus » allophones, ce qui laisse comme solde le nombre total des intégrées au groupe linguistique francophone.
Ce tableau montre l’énorme fossé qui existe entre l’approche démolinguistique et l’analyse sociolinguistique. Le jeu mathématique de la démolinguistique réduit à son strict minimum l’ampleur de la mobilité linguistique, tout en défavorisant la part qu’obtient le français (soit l’indice RFA, la part du français divisée par la somme de la part du français et de l’anglais).
L’application des principes sociolinguistiques fait ressortir plus de deux fois le nombre (net) de personnes francisées que la méthode démolinguistique, aussi bien en 2016 qu’en 2001. Une analyse plus détaillée de la contribution respective d’une répartition plus réaliste des réponses multiples et de l’intégration des langues secondes se retrouve sur ce site.
Des allophones imaginaires
Regardons de plus près l’une des anomalies produites par la méthodologie traditionnelle. Charles Castonguay prétend qu’en 2016, il y a environ 44 860 francophones qui ont abandonné le français pour une langue d’usage allophone. Or, pour le groupe de langue maternelle française, le recensement démontre que seulement 17 430 personnes déclaraient parler principalement une langue allophone en 2016 – dont près de 10 000 personnes qui parlent toujours le français à la maison!
La méthode de Castonguay trouve donc 27 430 francophones «allophonisés» imaginaires, fruit d’une méthodologie inappropriée – selon laquelle il réduit ensuite le nombre de francisés chez les allophones!
La méthode sociolinguistique permet donc de «découvrir» 135 000 francisations additionnelles, «cachées» par l’analyse démolinguistique traditionnelle en 2001, un chiffre qui atteint plus de 280 000 en 2016. Autrement dit, la méthodologie traditionnelle déforme davantage la réalité sociolinguistique d’aujourd’hui que par le passé.
Fait intéressant à signaler, les deux méthodes confirment que le français a bénéficié de près de trois quarts de nouvelles adhésions linguistiques entre 2001 et 2016, ce qu’on peut appeler le «taux courant de francisation».
Toutes les données suggèrent ainsi que le rapport français/anglais continue d’évoluer en faveur du français, qui se maintient à hauteur d’au moins 73 %. Cela porte maintenant la part du français au Québec à 83,6 % selon la méthodologie sociolinguistique, une hausse de trois points par rapport au calcul proposé par Castonguay.
«La chute» annoncée du français n’est pas pour demain!
Calvin Veltman, Professeur titulaire (retraité), ÉSG-UQAM, sociolinguiste, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.