Pourquoi le père Noël a t’il pris autant de place dans nos traditions de Noël? La professeure à la Faculté des arts de l’Université du Québec à Montréal, Sylvie Genest, propose sa réflexion.
Doit-on laisser nos enfants croire au père Noël ou serait-il plus prudent de leur expliquer, dès leur plus jeune âge, qu’un tel personnage n’existe pas ?
C’est une question à laquelle plusieurs parents trouveront certainement des réponses pertinentes dans les écrits de la psychologie pédiatrique. En adoptant toutefois la perspective de l’anthropologie culturelle, ma question est un peu différente. Je me demande pourquoi nous acceptons tous, un jour ou l’autre, de nous faire les complices de ce mystère sur la réalité du père Noël, qu’on le voit comme un personnage fictif du soft power américain ou plutôt comme une icône des fêtes chrétiennes de la Nativité.
Deux sous-questions doivent être formulées. La première concerne le besoin que nous, occidentaux, avons d’incarner l’esprit religieux de Noël sous la forme d’un vieillard costumé plutôt que de lui conserver son essence mythique originelle. Et la seconde concerne notre volonté encore plus naïve de sublimer l’image de ce personnage folklorique en feignant de ne pas remarquer ses écarts de conduite lorsqu’il s’en donne la licence morale, notamment dans les films ou les chansons pour enfants.
Dans une perspective universitaire et sur la base de mes intérêts pour la culture populaire et sa construction dans un contexte capitaliste, je me réfère principalement aux écrits du philosophe Jean-Jacques Wunenburger, éminent spécialiste de l’image et du sacré, pour aborder ce thème de l’ambivalence qui caractérise notre expérience du père Noël.
L’expérience infantile du « numineux »
Ce que nous enseigne d’abord Wunenburger, c’est que le sacré dispose fondamentalement d’un statut paradoxal. C’est-à-dire qu’en tant qu’il fixe un seuil entre le naturel et le surnaturel, le sacré constitue à la fois un « interdit à ne pas transgresser » et une « invitation à enfreindre les limites », notamment celles de la matérialité du monde. Devant ce paradoxe, il est normal d’être en proie à des sentiments ambivalents : d’un côté, nous ressentons une « peur panique devant la grandeur incommensurable de l’inconnu » ; et de l’autre, une « attraction irrésistible vers quelque chose de supérieur, de merveilleux et de solennel ». C’est ce que le théologien Rudoplf Otto a appelé l’expérience du numineux.
C’est sans doute ce que ressentent nos enfants lorsque nous, parents, les asseyons sur les genoux d’un père Noël inconnu en plein milieu d’un centre commercial. Par ce geste, nous les soumettons à ce type d’expérience en permettant que soit entretenue, en eux, une grande confusion de sentiments. D’une part, ils éprouveront une peur effroyable envers cet étranger flamboyant qui les empoigne ; et, d’autre part, ils nourriront cette espérance ardente à laquelle nous les raccrochons en leur faisant miroiter de jolis présents d’ordinaire inaccessibles.
Sacraliser notre expérience du profane
Aussi, pour que l’étrange bonhomme soit plus qu’une image dans un cahier à colorier, il nous faut mettre en place des stratégies visant à en instituer le caractère sacré. Comme nous en instruit Wunenburger, il s’agit dès lors de structurer notre expérience « par le symbole, le mythe et le rite ».
Parmi les rites de Noël les plus pratiqués dans les métropoles industrielles, il y a celui qui consiste à assister, les enfants sur les épaules, à un long défilé de chars allégoriques au terme duquel l’apparition du père Noël produit généralement l’émoi escompté. D’autres rites plus intimes consistent par exemple à laisser des indices du passage du père Noël dans nos maisons, que ce soit en disposant des biscuits grignotés, des verres de lait à moitié bus ou des cadeaux sous le sapin, le tout à l’insu des enfants endormis.
Afin de donner au père Noël son caractère sacré, les créateurs de la fête capitaliste en ont par ailleurs engendré les mythes de sorte à lui octroyer des pouvoirs magiques, des connaissances secrètes et des privilèges merveilleux.
Quant aux symboles de la sacralité du père Noël, on les a empruntés au domaine du religieux. Il s’agit notamment de la crosse épiscopale, de la barrette à pompon et de la couleur pourpre portée par les cardinaux, un rouge flamboyant symbolisant le pouvoir, le prestige et l’autorité de ces hauts dignitaires de l’Église catholique.
Profaner notre expérience du sacré
Dans son goût pour le paradoxe, l’industrie du divertissement ne craint pas, par ailleurs, d’avilir l’image de son père Noël en produisant des œuvres qui en exposent certains travers. Dans la scène où il boit du chocolat chaud préparé une jeune elfe (ci-dessus), le père Noël en pyjama flirte librement avec elle : « je dois dire que tu es très bien pour ton âge ! » Cet extrait compte parmi les plus embarrassants qu’ait tourné Disney pour sa série The Santa Clause (ou Sur les traces du père Noël, en français).
The chimney song (ci-dessous), interprétée par une fillette, est un autre exemple de propos à caractère pédophile exploitant la figure sacrée du père Noël.
Il y a quelque chose de coincé dans la cheminée
et je ne sais pas ce que c’est, mais c’est resté là toute la nuit.
J’ai attendu le père Noël toute la nuit de Noël
mais il n’est jamais venu et ça ne semble pas normal…
L’idée théorique du père Noël
L’anthropologue Gregory Bateson a proposé une métaphore intéressante à propos du sacré et, surtout, de la place que celui-ci occupe dans l’écologie de l’esprit humain. En comparant les idées à des êtres vivants, Bateson a montré comment celles-ci naissent, vivent, se reproduisent et meurent pour créer autour de nous un écosystème de communication à la fois riche, sensible et vulnérable. Comme les espèces qui luttent ou coopèrent pour leur survie dans des conditions qui leur sont parfois favorables, parfois hostiles, les idées s’assemblent, se coordonnent, s’embrouillent ou s’entrechoquent dans une compétition qui n’est pas toujours loyale.
Ainsi, pour que l’idée d’un père Noël sacré survive dans l’esprit des enfants, il nous faut compter sur la complicité et la solidarité de tous les adultes, que ce soit à la maison, à l’école, dans les médias, dans les commerces ou dans les œuvres de culture populaire.
En revanche, pour que ce mensonge reste socialement acceptable, il est nécessaire que les adultes se mentent à leur tour à eux-mêmes quant à la réalité obscène que recouvre le personnage fictif du père Noël. En tant que complices de cette manipulation du sacré, nous devons en quelque sorte fermer les yeux sur la licence morale qu’accorde au père Noël l’industrie du divertissement lorsqu’elle met en scène la réalité de l’homme ordinaire qui en endosse le costume.
Nous signons alors un pacte avec le diable en faisant semblant de croire en l’existence d’un père Noël capable de prendre des enfants sur ses genoux sans avoir de pulsions sexuelles ; de se montrer généreux avec eux sans ruiner leurs parents ; de leur promettre des cadeaux sans exiger quelque service en retour ; qui ne voit rien d’obscène à s’introduire dans l’intimité des familles en pénétrant leur cheminée trop étroite et pas assez profonde ; ni rien de louche à se trouver dans la chambre des tout-petits.
Or, c’est un secret de polichinelle que ce sont des hommes de chair et de sang qui donnent vie aux pères Noël. Considérant la dualité de la nature humaine, se rendre complice de leurs mauvais penchants ne me semble pas, dès lors, très avisé.
Sylvie Genest, Professeure à la Faculté des arts, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.